Ruptures
Le projet Ruptures viendra clore un cycle de réflexion sur l’exil initié avec Fuck America et Guerre. Le texte, fruit d’une commande passée à deux autrices, est né après une dernière résidence en avril 2019 à La Marelle (La Friche Belle de Mai à Marseille) et une lecture / rencontre le 10 avril au Théâtre des Argonautes à Marseille.
Il y a au départ un premier désir : réunir deux femmes, autrices dramatiques et romancières pour un projet d’écriture théâtral. Deux œuvres que je lis depuis quelques années. Ensuite il y a un autre désir : raconter des trajectoires de vie sur fond d’exil, de migration. D’exils politiques mais aussi d’exils des sentiments, de vacances de l’âme et de soubresauts des consciences. Ainsi s’interroger sur les mouvements des êtres, poser l’oreille sur les rails et écouter le son des départs. Sentir le séisme des décisions consenties ou imposées. Bref, construire un entrelacs de vies qui se frôlent dans la rupture, les déchirements et résonnent comme une ritournelle vieille de quelques millénaires.
Il y a donc des rencontres préalables entre nous 3, des discussions passionnées à Paris, à Marseille, au téléphone, des soirées qui durent et peu à peu un schéma qui s’échafaude. Puis des personnages qui vont naître dans le secret de l’écriture. Des personnages qui cherchent un sens à leur vie, d’autres qui fuient. Des personnages qui finiront par se croiser au détour d’un hall d’aéroport, d’un squat ou d’une chambre d’hôtel. Des personnages qui s’invitent ou qui traversent une intrigue qui n’est pas la leur. Des chroniques de la vie conjugale.
Il y a de l’humour, de la souffrance, des illusions perdues, de la peur, des histoires qui s’achèvent. Un microcosme, un monde en miniature. Des gestes anodins, des postures inconscientes, des rêves.
Il y a à l’arrivée un texte très touchant qui raconte nos fragilités. Un texte qui dit notre monde d’aujourd’hui.
Il y a Sedef Ecer et Sonia Ristić pour l’écriture de cette prochaine création du Rictus, ravies d’avoir écrit cette pièce à quatre mains.
Ce projet a reçu le soutien du Ministère de la Culture par le biais de l’aide au Compagnonnage Auteurs.
Extraits
AZAD – La porte n’est pas encore indiquée, tu vois bien !
ÖZGÜR – C’est normal, tu nous as fait venir quatre heures avant l’heure du départ.
AZAD – Bon, ce n’est pas plus mal. On a le temps de réfléchir en attendant que le comptoir s’ouvre.
ÖZGÜR – Réfléchir à quoi ?
AZAD – À ton avis ?
ÖZGÜR – C’est tout réfléchi. On y a réfléchi pendant des mois, on a acheté les billets, puis on a continué de réfléchir pendant des semaines en se demandant si on avait bien fait, finalement on a décidé qu’on y allait. On ne va pas en plus se mettre à re-re-re-réfléchir à l’aéroport. (En voulant finalement la réconforter puisqu’il voit bien que son stress est insoutenable) Bon, détends-toi, tout va bien se passer. (Calmement) Azad-djan, ma pierre de lune, on a pris cette décision ensemble, on s’y tient maintenant, d’accord ?
Ils s’assoient et se mettent tous les deux sur leurs smartphones. Soudain, Azad se raidit.
AZAD – De nouvelles arrestations ce matin.
ÖZGÜR – Arrête de lire des trucs comme ça.
AZAD – Qu’est-ce que tu veux que je lise d’autre ? Il n’y a que ça comme nouvelles. Limogeages, arrestations, procès, grèves de la faim.
(…)
SARAH – (Se réveille et regarde Ilana) Tu te rappelles cette histoire d’Evaporés ?
ILANA – De quoi ?
SARAH – D’Évaporés, au Japon. Ces gens qui disparaissent.
ILANA – Des gens disparaissent partout, tous les jours.
SARAH – Oui, mais au Japon, c’est un phénomène social. Des gens qui choisissent de disparaître. Parce qu’ils font un burnout, ou bien parce qu’ils se vivent comme des ratés, ou qu’ils sont trop endettés, ou qu’ils se sont fait virer de leur boulot… A un moment, ils n’en peuvent plus. Quelque chose les oppresse trop, la honte je crois aussi, ce truc très japonais avec la honte, et pfff… ils disparaissent. Je ne parle pas des suicides. Les Évaporés ne sont pas morts, on ne retrouve jamais leurs corps, ils disparaissent sans laisser de traces, ils s’évanouissent dans la nature.
ILANA – En gros, ils déménagent, quoi. S’en vont dans une autre ville vivre les mêmes vies de merde.
SARAH – On ne sait pas ce qu’ils deviennent. Parfois les familles, les amis les cherchent. Pas toujours, parce que c’est un tabou, comme les suicides. Mais c’est comme s’ils s’étaient volatilisés. Les cartes bancaires, les caméras de surveillance, les réseaux sociaux, les numéros de sécurité sociale, toutes les pistes pour les retrouver deviennent des impasses. C’est fascinant, je trouve. Que le phénomène soit aussi grand au Japon précisément, un pays aussi… technologique.
ILANA – Vieille comme le monde, l’histoire du type qui va chercher des clopes un soir et ne revient plus jamais. Un truc de mec, ça. Prendre la tangente.
COMPLÉMENT